Histoire/article
Gandhi et le sel de la liberté
KAREL BOSKO*
Paru le Mardi 12 Avril 2005
. INDE - Il y a septante-cinq ans, le peuple de l'Inde commençait sa marche vers l'indépendance. Le sel devenait alors le symbole de la liberté confisquée.
A l'aube du siècle dernier, les colonies anglaises d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et d'Amérique sont encore l' «empire sur lequel le soleil ne se couche jamais» –et la manne économique la plus juteuse de l'Occident. Et les Indes –soit l'Inde et le Pakistan actuels, le Bangladesh et la Birmanie– demeurent «le plus beau joyau» de la couronne impériale britannique. Un joyau dont les reflets se ternissent pourtant depuis une première flambée nationaliste en 1905, durement réprimée, et surtout depuis la fin de la Grande Guerre. Après avoir revendiqué en vain un statut de dominion semblable à celui du Canada, les deux grands mouvements indigènes –le Congrès, à majorité hindoue, et la Ligue musulmane– sont résolus à affronter l'arrogante autorité coloniale. Et de retour en Inde depuis 1915, Gandhi les a dotés d'une arme inédite, d'un moyen de lutte sans précédent, dont il a pu mesurer l'efficacité en Afrique du Sud contre le pouvoir blanc: la non-violence de masse, qui se décline en grèves et boycotts, en actes de non-coopération avec l'oppresseur et, si nécessaire, en désobéissance civile. Une première campagne d'action menée contre une législation liberticide mobilisera sans heurts des centaines de milliers d'Indiens, mais s'achèvera tragiquement par une fusillade dans le Pendjab, au cours de laquelle 400 manifestants seront abattus par l'armée coloniale. Le peuple restera en alerte désormais, conscient de sa force, et sa montée en puissance se confirmera tout au long des années l920-1930, à l'occasion de nouvelles campagnes pacifiques et de grèves à répétition dans les industries et les chemins de fer.
UN SYMBOLE FORT
Le 31 décembre 1929, las d'attendre de Londres un hypothétique statut d'autonomie, les délégués du Congrès, réunis à Lahore, votent une Déclaration d'indépendance, et le 26 janvier 1930, d'innombrables villes et villages prononcent un Serment dans le même sens. Mais il faut passer à l'action et montrer crûment aux Anglais que leur domination touche à sa fin: la désobéissance civile est à l'ordre du jour –infraction directe et durable, mais pacifique, aux lois imposées par le colon–, et son point d'application sera le monopole du sel. «Trouvaille géniale» de Gandhi: «Aucune autre campagne ne pouvait alors éveiller d'aussi vives résonances dans les masses», commente Suzanne Lassier.[1] Le sel, symbole même de la liberté confisquée...
Le volume et le poids de leurs importations en provenance de l'Inde étant cinq fois supérieurs à ceux de leurs exportations à destination de l'Inde, les Anglais avaient d'abord lesté leurs bateaux de terre meuble, puis, peu à peu, de sel –dont ils se réservèrent du coup le monopole en Inde. C'était ni plus ni moins réduire à la misère les petits paysans des 700000 villages de la péninsule, contraints d'acheter à un prix élevé une denrée encore plus nécessaire à leur bétail qu'à eux-mêmes. «En dehors de l'eau, écrivait Gandhi, il n'y a pas d'article comme le sel dont l'imposition permet à l'Etat colonial d'atteindre les millions d'affamés, les malades, les infirmes et les pauvres sans aucune ressource. Cet impôt constitue la taxe la plus inhumaine que l'ingéniosité de l'homme puisse imaginer, et il a entraîné la fermeture des ateliers dans des milliers d'endroits où les pauvres fabriquaient leur propre sel... Le peuple a le droit de prendre possession de ce qui lui appartient.»
L'ISURRECTION
Le 12 mars, à six heures trente du matin, Gandhi quitte à pied son ashram (lieu de retraite) de Sabarmati, près d'Ahmedabad, accompagné de 79 volontaires, militants éprouvés de la non-violence dont l'identité a été rendue publique. Après 300 kilomètres et vingt-quatre jours de marche, le groupe parvient aux rives de l'océan Indien, accompagné de plusieurs milliers de personnes. Le bain rituel, les prières quotidiennes –et Gandhi accomplit son geste peut-être le plus célèbre: il se baisse au bord des vagues et ramasse une poignée de sel. Et tous de l'imiter... L'insurrection pacifique a commencé.
Prévenue par une lettre très argumentée de Gandhi, l'autorité coloniale a laissé faire, non sans se gausser des marcheurs. Elle s'est vite inquiétée: routes arrosées et recouvertes de branchages, guirlandes de fleurs et arcs de triomphe, drapeaux, tambours et foules immenses, journalistes et cinéastes du monde entier –rien n'a manqué, Gandhi triomphe, un délire d'enthousiasme gagne tout le pays. Le long des côtes, les villageois se rendent en masse sur les plages, une casserole à la main pour récupérer et purifier le sel. Arrêtés par la police, ils ne se défendent pas, mais refusent de se laisser confisquer leur sel –ils sont battus et emprisonnés. A Bombay, les forces de l'ordre donnent l'assaut au siège du Congrès –du sel était fabriqué sur les toits! Soixante mille personnes se rassemblent aussitôt –des milliers, menottées ou ligotées, sont incarcérées. A Patna, on envoie la cavalerie charger la foule, qui se couche sur la chaussée –paniqués, les chevaux s'arrêtent net. A Karachi, 50000 personnes se réunissent au bord de l'océan pour acheter du sel raffiné –distribué gratuitement aux plus démunis: serrés de près mais jamais menacés, dans l'impossibilité de faire le moindre geste, les policiers présents ne peuvent qu'assister au spectacle.
UNE AUTRE POLITIQUE
Et le mouvement prend de l'ampleur: le boycott des spiritueux et des étoffes anglaises est général, des chefs de village, désignés par le pouvoir colonial, démissionnent en nombre.
Gandhi, qui a prévu de s'attaquer aux entrepôts de sel de Dharasana, est arrêté le 5 mai: c'est son deuxième fils et la poétesse Sarojini Naïdou qui prennent le relais, à la tête de 2500 volontaires sans armes. Quatre cents policiers leur font face, et frappent brutalement les vagues successives d'assaillants, qui tombent à terre, blessés, épaules brisées, crânes fracturés.
Pour Webb Miller, correspondant local de l'United Press, qui a couvert l'événement et qui en demeurera bouleversé, l'Inde a conquis ce jour-là sa liberté. Elle n'a pas peur et n'aura plus peur dorénavant, dans sa lutte pour la liberté qui se poursuivra jusqu'en 1947. Et c'est là l'essentiel d'une vision et d'une pratique politique neuves, que Gandhi définira ainsi: «La véritable indépendance ne viendra pas de la prise du pouvoir par quelques-uns, mais du pouvoir que tous auront un jour de s'opposer aux abus de l'autorité. On arrivera à l'indépendance en inculquant au peuple la conviction qu'il a la possibilité de contrôler l'exercice de l'autorité et de la tenir en respect».
Note : *Collège et Université de Genève (Lettres)
[1]Suzanne Lassier, Gandhi et la non-violence, Seuil, 2000. Lire aussi M.K. Gandhi, Résistance non-violente (choix de textes), Buchet-Chastel, 1997; Jean-Marie Muller, Gandhi l'insurgé –L'épopée de la Marche du Sel, Albin Michel, 1997.