Elles ont été les premières à couper les routes quand leurs compagnons
se
sont retrouvés sans travail mais elles ont été rendues invisibles.
Elles
ont lutté pour de la nourriture, pour la santé et pour la dignité,
comme
elles le faisaient quotidiennement dans leurs foyers. Et avec de la
lutte,
de l'organisation et de la camaraderie, entre femmes, elles ont
commencé à
remettre en cause la place qu'elles occupent : à la maison, dans les
organisations et dans le monde.
« Il y a des compagnes qui le racontent dans l'assemblée : je n'ai pas
pu
aller au "piquete" (barrage de route) parce que mon mari m'a battue,
parce
qu'il m'a enfermée. Beaucoup ont réussi à faire venir leurs
compagnons et maintenant ils sont tous les deux. Pour cela, le thème
des
femmes nous a bien aidé... parce que tu as vu que ce sont nous, les
femmes, qui sommes sorties les premières. Pour de la nourriture, pour
des
postes de travail, pour la santé... et cela a généré des situations
très
difficiles. Jusqu'à des morts. Il y a eu des maris qui n'ont pas toléré
que la femme aille à une réunion, à un "piquete". Cela s'est passé. Je
ne
dis pas qu'aujourd'hui cela n'a plus lieu ». Gladys Roldan a conté cela
d'une traite mais ensuite elle se tait tandis que le "mate" se
refroidit
entre ses mains. Au premier étage du refuge pour femmes battues que
l'organisation de chômeuses et de chômeurs, le Courant Classiste et
Combatif (CCC) (1) a ouvert début 2004 dans le quartier de La Juanita,
à
Laferrere (banlieue de Buenos Aires), quelques rayons de soleil entrent
par la fenêtre. Gladys respire profondément et continue :
« Je peux te raconter l'histoire d'une compagne qui participait au
mouvement quand nous étions neuf quartiers, en 1996 (2). La compagne
était
d'ici, de La Juanita, et elle s'est séparé de son mari parce qu'elle
n'en
pouvait plus. Il était au chômage, elle a commencé à
participer et il est devenu fou, il a commencé à la battre. Puis il est
parti. Le lendemain matin, il est revenu, l'a attachée et lui a mit le
feu. La compagne est morte. Il ne supportait pas qu'elle sorte.
Pourquoi ?
Parce que sortir te change la vie ».
Sortir des quatre murs, de la cuisine, arrêter de servir le mari et les
enfants. Sortir de cette sensation que "la vie s'écoule comme la crasse
dans la machine à laver", que décrit une vieille chanson féministe
mexicaine. Dans les organisations piqueteras, 70% sont des femmes.
Depuis
le début -bien que toujours on a parlé des piqueterOS et des chômEURS-
ce
furent des corps de femmes, qui sortirent installer la "olla" (sorte de
soupe populaire de quartier), à rendre visible un drame qui a déprimé
les
maris, sous alimente les enfants, a assassiné et assassine. En
désobéissant aux ordres conjugaux, elles ont dit stop. Et lors de cette
étape, non seulement elles sont passées de femmes au foyer à
travailleuses
sans emploi, mais elles ont commencé à remettre en cause la place des
femmes dans leur propre famille, dans l'organisation et dans le monde.
« Sortir c'est une révolution » , dit Viviana, du Mouvement de
Travailleurs/euses sans emploi (MTD) de Lugano (3), en décrivant
quelque
chose qui ne s'est pas passé en un jour, mais qui pour elle, 33 ans,
mère
de cinq enfants et femme au foyer depuis l'age de 16 ans, a été un
(heureux) chemin sans retour : « Ma vie avant consistait à me lever à
quatre heure du matin parce que mon mari à cette époque avait un
travail, quand il s'en allait je devais faire les choses de la maison
avant que les enfants ne se lèvent, puis les préparer, les emmener à
l'école, revenir, leur donner à manger, réaliser les tâches domestiques
et
ne pas rater un seul feuilleton télé (novela). Après, il s'est
retrouvé sans travail ».
En 2001, ils ont été invités à une réunion de parents à l'endroit où
leurs
enfants recevaient un soutien scolaire. Viviana y est allée. Cela lui a
plut et elle a continué à s'y rendre. Ils parlaient du chômage, des
problèmes du quartier, de faire quelque chose entre tous. Chaque
samedi,
son mari la quittait en lui disant la même phrase : tu vas perdre ton
temps. Jusqu'à ce qu'ils montent le MTD. Alors, la vie de son mari a
aussi
changé :
« Avant, il était un homme très machiste. Il n'avait jamais changé
une
couche, il n'était jamais allé chercher les enfants à l'école -se
souvient Viviana-. Une fois, j'ai même trouvé un travail. Je lui ai dit
:
Leoznel, 'je veux aller travailler'. Il m'a répondu : non. Même si nous
avons faim, tu ne vas pas travailler, qui va s'occuper des
enfants ? 'Toi -lui ai-je dit- si tu ne travailles pas'. Il m'a
répondu : 'je ne vais pas m'occuper des enfants'.
Et comment a-t-il changé ?
Et... en étant ici. Il a commencé par un atelier productif (4) et
avec
le premier barrage de route, il s'est mit à fonds avec le MTD. Tous les
deux nous changions. Maintenant, je fais tout rapidement, ce ne veux
pas
dire que je ne lave pas, mais je suis dans la commission de
l'alimentation, j'ai des réunions et je vais cuisiner. Le matin, si je
suis en retard, il me dit : 'laisse, laisse, je vais terminer de
repasser, vas-y'. Je me rappelle qu'avant je devais lui demander s'il
me
laissait sortir, ne serait-ce que pour aller voir ma mère.
Et maintenant ?
Il y a peu je suis partie dix jours. Je n'étais jamais allée seule
nulle part. Je suis allé à Cordoba, à une formation à El Medanito. Mes
enfants ne voulaient pas que j'y aille, jusqu'au dernier jour. La
petite
me dit que je préfère plus le MTD qu'eux. Je lui explique que si papa
avait un travail... mais même s'il en avait un. J'aime cela, c'est pour
moi et pour l'autre. Comme ils disaient dans la formation : pour être
militante, il faut être sûre de soi et consciente de ce que l'on veut,
sinon tu ne vas pas pouvoir le faire.
Qui s'est occupé des enfants pendant ces dix jours ?
Le papa. »
LES RENCONTRES DE FEMMES
La première fois qu'elle est sortie cela a été à seulement quelques
centaines de mètres de sa maison. Graciela Cortes avait alors atteint
40
ans quand elle accepta d'enseigner la couture à d'autres femmes au
chômage. « Oui, cela m'entraîna des problèmes à la maison. Malgré le
fait
que je faisais toujours le ménage, que je m'occupait des enfants, je
faisais tout, mais j'avais quand même des problèmes. J'ai décidé de
sortir. D'abord, la politique ne m'intéressait pas mais quand j'ai
commencé à manquer, je me suis rendu compte que la politique était
maintenant à l'intérieur de moi. Mon mari me disait de ne pas y aller
mais
je lui faisais comprendre : seule je ne vais rien obtenir, il faut être
une multitude ». Graciela était au barrage de dix-huit jours à Isidro
Casanova avec la CCC et elle s'interroge à voix haute : « Cela va me
servir à quoi de lui obéir si de toute façon on se sépare ? Je ne
regrette
pas. J'ai fais des choses qu'avant je n'aurais pas faites. Tout cela
grâce
à la machine à coudre et aux Rencontres de Femmes. »
« Aux Rencontres ?
Elles t'ouvrent la tête. J'ai changé dans les Rencontres.
Pourquoi ?
Tu vois chaque femme. »
Un moment, Gladis Roldan était enchantée de dire qu'elle faisait partie
de
la Sous-commission des Femmes de la commission des habitant de
l'asentamiento (terrain occupé pour des problèmes de logement) Maria
Elena
(avec les années, bastion de la CCC à La Matanza (5). Cela
l'enchantait jusqu'à ce qu'elle aille, pour la première fois, à une
Rencontre Nationale de Femmes, en 1989. Durant un débat, une femme lui
a
demandé : « Pourquoi est-ce une sous-commission ? Vous pouvez aussi
être
dans la commission directive. » Une lumière complice brille dans les
yeux
de Gladys : « T'imagines comment nous sommes revenues ! ». La
discussion
avec les hommes a duré deux mois. Finalement, toutes sont passées à la
commission directive et la sous-commission de femmes
-qu'elle repose en paix- a été dissoute.
SERVIETTES HYGIENIQUES ET EAU DE JAVEL
Dans les organisations piqueteras, ce sont les femmes qui s'occupent
des
comedores (cantines populaires). De même que les bourses aux vêtements
et
les premiers soins. Elles sont majoritaires dans les formations, dans
les
ateliers productifs. Et beaucoup ont sous leur responsabilité
l'administration des plans sociaux (6) ; quelques unes, en plus, se
sont
jointes aux tâches de sécurité (service d'ordre dans les manifestations
ou
piquetes). Cependant, récemment -quasiment une décennie après la
première
révolte (7)- les petitorios (revendications matérielles exigées au
pouvoir) comportent, avec le lait et le sucre, un élément
exclusivement féminin : les serviettes hygiéniques. « Sais-tu combien
de
femmes sont revenues aux pièces de tissu comme au temps de nos
grands-mères ? », interroge Maria Laura Blanco, de la Coordination
d'Unité
de quartier (CUBa) (
de La Matanza. Lors d'un achat, que choisir ?
eau
de javel ou préservatifs ? « Parce que dans les salles de soins de la
banlieue de Buenos Aires, il n'y a pas de préservatifs ».
Dans le vaste salon de la CUBa dans le quartier de Almagro de Buenos
Aires, où se réunit la Commission de Femmes de l'Assemblée Nationale
des
Travailleurs (ANT) (9), Maria del Carmen Martinez, du Pôle Ouvrier
(10),
précise : « La ANT a dans son programme (11) la légalisation de
l'avortement et les droits des groupes GLTTTB (Gais, Lesbiennes,
Travestis, Transsexuels, Transgenres, Bisexuels). Pour les
travailleuses
avec ou sans emploi, avoir le droit à l'avortement légal implique une
égalité, au niveau de la santé, avec les femmes de la classe moyenne et
haute qui peuvent se payer des avortements sans le risque d'en mourir
ou
de se retrouver en prison ». Maria Laura ajoute : « L'avortement
'artisanal' est la méthode contraceptive la plus habituelle dans les
quartiers ».
VIOLENCES MASCULINES
A La Matanza, la CUBa a commencé à travailler les situations de
violence
parce que le thème, omniprésent, demeurait silencieux : « le type par
ici
gagne cinq pesos (1,5 euros) avec son chariot et parce qu'il apporte
l'argent croit qu'il a le droit de taper sa femme, dit Laura. Il y a
des
choses qui donnent beaucoup d'impuissance. Alors nous nous sommes
réunies à prendre le maté, dans des ateliers d'éducation populaire, en
faisant des jeux.
Par exemple ?
Nous sommes toutes assises sur un grand banc, ils te donnent des
lettres qui forment le mot « coopérativisme » ; si je suis au bout du
banc, je dois aller où se trouve le « C » sans tomber du banc. Tu
commences comme ça à te désinhiber, tu ris parce que celle qui est
grosse
tombe du banc, parce nous nous touchons toutes pour passer… tandis que
nous buvons du maté, en jouant, tu avances dans la
discussion : ' toi, comment ça va aujourd'hui ?' ».
Des conversations entre femmes. Intimes et sentimentales.
Transformatrices. Ce fut dans ces discussions -au début coordonnées par
la
sociologue Graciela Di Marco- que le Mouvement Teresa Rodriguez (MTR)
(12)
a commencé à aborder le thème des violences conjugales. « Cela a été
très
productif parce qu'ici beaucoup de femmes ont pu raconter qu'elles sont
violées par leur propre mari. Elles ont pu raconter plein de choses
qu'elles n'auraient pas pu sortir d'une autre manière », dit Susy Paz,
référente du quartier de Ezpeleta.
Le jour où une fille a révélé son angoisse profonde pour la grossesse
-déjà très avancée- qui lui gonflait le ventre, quelque unes se sont
animées à parler de leurs avortements ; d'autres ont répondu qu'un
enfant
est une bénédiction, que si on ne l'accepte pas, il vient à la vie avec
ressentiment. Le climat était tendu. Jusqu'à ce qu'une petite vieille
proposa : « organisons entre toutes un 'moisés'( ?) pour que notre
petite
camarade n'ait pas ce poids de dire 'il vient, je n'ai rien et je ne le
voulais pas cet enfant, mais vu les circonstances je dois l'avoir'. »
piqueteras