Point de vue
Tout antisarkozyste est-il un chien ?, par Alain Badiou
LE MONDE | 24.07.08 | 13h31 • Mis à jour le 24.07.08 | 13h31
Les ennemis de toute politique autre que celle qu'ils nomment très à
tort "démocratie", vu qu'elle est, de notoriété publique, le pouvoir
d'une maigre oligarchie de dirigeants d'entreprise, de détenteurs de
capitaux, de politiciens consensuels et de stars médiatiques, ont
inventé depuis quelques années un truc dont ils usent maintenant contre
quiconque leur déplaît : insinuer qu'il est antisémite. J'ai l'honneur
d'être flanqué de vrais professionnels de cette insinuation.
S'agissant de mon avant-dernier livre, /De quoi Sarkozy est-il le nom
?/, qui a plu a pas mal de monde, et qu'il fallait de ce fait même
stigmatiser le plus vite possible, il était dur d'y trouver, même en
mentant comme un arracheur de dents, de quoi alimenter le truc de
l'antisémitisme. Pas la moindre allusion au mot "juif". Eh bien, les
professionnels de la délation, les sycophantes, en ont trouvé quand même
! M. Assouline a remarqué, sur son blog, que je traitais de /"rats"/ les
socialistes entrés au gouvernement Sarkozy, et, par voie de conséquence,
Sarkozy lui-même, d'/"homme aux rats"/.
Quelqu'un de très modérément cultivé sait aussitôt que j'entrelace ici,
non sans une subtilité rhétorique qui mériterait des éloges, la
métaphore des rats qui quittent le navire, la légende du joueur de flûte
qui entraîne les rats hors de la ville, et le cas, décrit par Freud, de
/"l'homme aux rats" /comme exemple type de l'obsession. M. Assouline
est-il cultivé ? Il sait en tout cas où il veut en venir. Depuis la
dernière guerre et les nazis (suivez mon regard), proclame-t-il,
personne n'a plus traité qui que ce soit de rat. Par ailleurs, il y a
des juifs dans la généalogie de Sarkozy. Donc... Vous voyez ? Hein ?
Vous voyez bien ?
Le plus drôle est que le chef de file des intellectuels médiatiques
commis à la Restauration, Bernard-Henri Lévy, saute sur l'occasion, sans
citer du reste sa source, M. Assouline. Citons, nous, BHL (dans /Le
Monde/ du 22 juillet) : /"Dans un livre récent,// /De quoi Sarkozy
est-il le nom ?, /Alain Badiou s'autorisait de sa juste lutte contre
l'"immonde" pour réintroduire dans le lexique politique des métaphores
zoologiques ("les rats"... "l'homme aux rats") dont le Sartre de la
préface aux /Damnés de la terre /avait pourtant démontré, sans appel,
qu'elles sont toujours la marque du fascisme//."/
Alors là ! Sartre ! Tout du long de l'essai fondamental /Les Communistes
et la paix/, écrit au début des années 1950 (/Les Temps modernes/,
1952), il appelle /"rats"/ les anticommunistes. Il le fait certainement
avec d'autant plus de bonne humeur qu'il a été lui-même traité de
/"hyène dactylographe"/, non par les fascistes, mais par ses alliés
communistes. Le même Sartre avait du reste prononcé la sentence fameuse
: /"Tout anticommuniste est un chien."/ Comme quoi, bien après la
guerre, les animaux étaient mis à contribution de toutes parts...
Pendant la campagne électorale, Nicolas Sarkozy comme Ségolène Royal ont
fait l'éloge de Tony Blair. Utilisant une comparaison chinoise, je les
ai appelés des /"blaireaux de la même colline"/. Blair, blaireaux... Que
les délateurs prennent note : j'ai ajouté aux /"métaphores zoologiques"/
l'ignominie des jeux de mots sur les noms propres. Aucun respect de la
personne humaine.
Eh bien, finalement, je plaide coupable. J'utilise en effet sans remords
les /"métaphores zoologiques"/. Ce qui caractérise la politique, même si
le capitalo-parlementarisme pousse sa domination jusqu'à vouloir nous le
faire oublier, c'est qu'il y a des ennemis. Et pourquoi diable, si ce
sont de vrais ennemis, me serait-il interdit de les injurier ? De les
comparer à des vautours, à des chacals, à des butors, à des linottes
sans tête, et même à des rats, à des vipères, lubriques ou pas, voire à
des hyènes, dactylographes ou pas ? On ne peut pas toujours comparer les
gens à des aigles, comme on l'a fait pour Bossuet, ni même à des boeufs,
comme ce fut le cas pour le président du conseil Joseph Laniel, ou
encore à des renards, comme c'était courant s'agissant de Mitterrand.
Et puis, mesdames, messieurs, un peu d'humour. A supposer que Ségolène
Royal me fasse penser à une chèvre peinte et le premier ministre Fillon
à une fouine endormie, ne croyez pas, quel que soit votre animal favori,
qu'il faille grimper au plafond !
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*Alain Badiou* est philosophe.
Article paru dans l'édition du 25.07.08.